Chapitre VI
— Ne vous inquiétez pas, je vous dis, répétait Phil, inlassable, à Violette et Prunille qui chipotaient sur leur assiette.
C’était l’heure du dîner, Klaus n’était toujours pas revenu du cabinet du Dr Orwell et ses sœurs se faisaient un sang d’encre. À l’heure de la sortie, en traversant la cour, elles avaient guetté, anxieuses, du côté du portail ouvrant sur la grand-rue. Mais, à leur désarroi, Klaus n’était nulle part en vue. Au dortoir, elles avaient marché droit vers une fenêtre afin de guetter sa venue, oubliant, dans leur angoisse, qu’on n’y voit guère depuis une fenêtre tracée à la craie. Puis, s’apercevant de leur méprise, elles étaient allées s’asseoir sur le pas de la porte, les yeux sur la cour déserte, jusqu’à ce que Phil les appelle pour souper.
L’heure du coucher n’était plus très loin, leur frère n’était toujours pas rentré, mais Phil répétait qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.
— Moi j’en vois, des raisons de s’inquiéter, dit Violette. Je vois même de sacrées raisons. Klaus n’a pas reparu depuis midi. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. Quelque chose d’horrible, chez ce Dr Orwell. Prunille aussi a peur.
— Bachir, confirma Prunille.
— Je sais bien, dit Phil. À votre âge, on se méfie des docteurs. Mais les docteurs sont des amis. Même quand ils vous font des piqûres. Pas vrai ?
Violette vit que la discussion ne mènerait nulle part.
— Si, fit-elle d’un ton las, alors qu’elle pensait le contraire.
Des amis, les docteurs ? Tous ? Toujours ? Quiconque a eu affaire à eux sait que tel n’est pas le cas – pas plus qu’un facteur n’est toujours un ami, ni un boucher, ni un réparateur de frigos. Un docteur est un homme ou une femme dont le métier est de vous soigner, un point c’est tout.
Ce que redoutaient Violette et Prunille, c’était que ce Dr Orwell fût un complice du comte Olaf, pas qu’il fît une piqûre à Klaus. Mais allez expliquer ce genre de chose à un optimiste !
Les deux sœurs, du bout des dents, achevèrent leur chou-rave bouilli.
— Le Dr Orwell a dû prendre du retard dans ses rendez-vous, dit Phil lorsque toutes deux, sans un mot, se glissèrent dans leur couchette. Je parie que sa salle d’attente est encore à moitié pleine.
— Soufki, fit Prunille d’une petite voix résignée, ce qui semblait signifier : « Espérons-le, Phil, espérons-le. »
Phil sourit aux deux petites et il éteignit les lumières du dortoir. Les ouvriers chuchotèrent entre eux quelques instants encore, puis le silence se fit. Bientôt, Violette et Prunille se retrouvèrent au milieu de l’habituel concert de ronflements. Elles ne dormaient pas, bien sûr. Les yeux écarquillés dans la nuit, elles sentaient grandir leur détresse. Prunille émit un petit bruit morose, un bruit de porte qui se ferme, et Violette lui prit les doigts dans sa main. Comme ces petits doigts étaient brûlants d’avoir fait tant de nœuds tout le jour, Violette souffla dessus doucement.
Se tenir par la main fait du bien, au moins un peu, presque toujours, mais n’assoupit pas l’inquiétude. Allongées côte à côte, les sœurs Baudelaire se demandaient où était Klaus à cette heure. Le pire, avec le comte Olaf, c’est qu’il avait l’esprit si retors que rien ne permettait jamais de deviner ce qu’il tramait. Et il avait déjà mijoté tant de coups tordus (tous dans le même but, d’ailleurs) que Violette et Prunille avaient du mal à imaginer ce qui pouvait arriver à leur frère. Pourtant, dans le dortoir endormi, à mesure que passaient les heures, leur imagination se faisait de plus en plus fertile.
— Stibacounou, chuchota Prunille pour finir, et Violette approuva en silence.
Il fallait aller chercher Klaus. C’était la seule solution.
Alors, sans bruit, comme deux souris (deux souris furtives, car en vérité les souris peuvent mener grand tapage), Violette et Prunille se faufilèrent hors des couvertures, hors du dortoir et dans la nuit.
La lune était pleine, le ciel clair, et les deux sœurs, un long moment, inspectèrent la cour déserte. Au clair de lune, le sol bosselé semblait aussi irréel que la surface d’une autre planète. Violette prit Prunille sur sa hanche et traversa la cour pelée en direction du portail.
C’était une nuit étrange. Pas un mouvement, pas un son. Ni Prunille ni Violette n’avaient jamais eu affaire à un silence aussi absolu, si bien qu’elles sursautèrent comme deux lièvres lorsque, soudain, quelque chose craqua.
On aurait dit un craquement de souris (de souris peu discrète, cette fois), quelque part droit devant elles. Toutes deux scrutèrent le clair-obscur, retenant leur souffle. Un nouveau craquement se fit entendre et le lourd portail de bois s’entrouvrit sur une silhouette de petite taille, une silhouette humaine qui marchait droit vers elles à pas lents.
— Klaus ! s’écria Prunille (car le nom de son frère faisait partie des rares mots qu’elle partageait avec le commun des mortels).
Et, à son soulagement, Violette vit qu’en effet c’était Klaus qui s’avançait là. Il avait de nouvelles lunettes ressemblant fort aux anciennes, à ceci près qu’elles étaient si neuves que la lune faisait étinceler la monture. Il salua ses sœurs d’un sourire vague, comme on sourit aux gens qu’on n’est pas très sûr de connaître.
— Klaus ! s’écria Violette en déposant Prunille à terre pour le serrer contre elle. On se faisait un souci monstre, tu sais. Il t’en a fallu, du temps ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ch’ais pas, fit Klaus d’une voix minuscule. Me souviens plus.
— Tu n’as pas vu le comte Olaf, si ? Ce Dr Orwell ne travaille pas avec lui, au moins ? Ils ne t’ont rien fait, dis ?
— Ch’ais pas, répéta Klaus, hochant la tête. Je me souviens d’avoir cassé mes lunettes, ça oui. Je me souviens de Charles en train de m’emmener vers la maison en forme d’œil. Mais après ça, mystère. Pas sûr, même, que je saurais dire où on est, là, en ce moment.
— Klaus, dit Violette d’un ton ferme. On est à La Falotte-sur-Rabougre. Aux Établissements Fleurbon-Laubaine. Tu te souviens de ça, tout de même :
Klaus ne répondit pas. Il regardait ses sœurs avec des yeux immenses, comme on contemple un aquarium ou un défilé de cirque.
— Klaus ? s’alarma Violette. J’ai dit : on est à La Falotte ; à la scierie Fleurbon-Laubaine.
Klaus ne répondait toujours pas.
— Il est très fatigué, je pense, dit Violette à Prunille.
— Libou, fit Prunille, sceptique.
— Il est grand temps que tu ailles te coucher, Klaus, reprit Violette. Allez, viens maintenant. Suis-nous.
Alors Klaus retrouva sa voix :
— Oui m’sieur, dit-il très bas.
— Monsieur ? Klaus ! Je suis ta sœur !
Mais Klaus était redevenu muet, et Violette renonça. Reprenant Prunille sur sa hanche, elle repartit vers le dortoir, Klaus traînant les pieds derrière elles. La lune scintillait sur ses lunettes toutes neuves et chacun de ses pas faisait un petit bruit feutré ; mais lui ne soufflait mot.
Plus silencieux que trois souris (furtives), les orphelins regagnèrent le dortoir et se coulèrent jusqu’à leurs couchettes. Mais une fois là, Klaus resta planté, bras ballants, les yeux sur ses sœurs, comme s’il ne savait plus comment on se met au lit.
— Couche-toi vite, maintenant, lui chuchota Violette.
— Oui m’sieur, répondit Klaus.
Et il s’étendit sur la couchette du bas, tout habillé, les yeux toujours sur ses sœurs. Violette s’assit au bord de la couchette et lui retira ses chaussures, qu’il avait oublié d’enlever. Il ne parut même pas s’en rendre compte.
— On parlera de tout ça demain, lui souffla Violette. Et maintenant, essaie de dormir un peu, d’accord ?
— Oui m’sieur, dit Klaus en automate, et aussitôt il ferma les yeux.
Une seconde plus tard, il dormait. Violette et Prunille observèrent un instant la façon dont sa bouche frémissait, comme toujours lorsqu’il dormait – depuis qu’il était bébé, se souvenait Violette. C’était un soulagement d’avoir retrouvé Klaus, mais ses sœurs n’étaient pas rassurées pour autant. Pas du tout. Jamais elles n’avaient vu Klaus se comporter de manière aussi étrange.
Tout le restant de la nuit, nichées l’une contre l’autre sur la couchette du haut, Violette et Prunille se relayèrent pour veiller sur leur frère. C’était bien lui qui dormait là, c’était bien lui en chair et en os – et pourtant il leur semblait que le vrai Klaus n’était pas de retour.